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La Revolte de Ribeirão Manuel

L'histoire de tout un peuple: "Homi faca, Mudjer Machado, Minis tudo ta djunta pedra"(les hommes avec un couteaux, les femmes avec les hachent et les enfants jettent des pierres°

 

Notre histoire débute avec un groupe de femmes le long d’une « lavadeira Â» dont l’eau douce, Agua di Txota, jaillit d’une grotte au pied de Charco, village reposant sous les plis de la jupe de l’autre versant de Monte Brianda.

    Là, loin de leur village et surtout loin de la surveillance du zélé Sergent Machado, une femme, une quarantaine d’années, respirant une force physique, un humour, improvise un solo, le Finaçon. Elle s’appelle Nhana da Bega  et c’est l’héroïne de notre histoire. Ce Finaçon qu'elle chante c'est du Batuku elle est accompagnée par les autres femmes qui font les choeurs. Tel était chanté et dansé le Batuku en cette période, double duel entre la soliste du Finaçon et son chÅ“ur et entre le Txabéta et le Torno. Plus ancienne forme musicale du Cap-Vert, le Batuku tire ses origines et son essence du continent africain aussi bien au niveau de l’improvisation que de la polyrythmie ou superposition de plusieurs rythmes, parfois lents, parfois suivis, parfois forts, parfois trépignant, selon les paroles, la cadence et le déhanchement. Nhana da Bega dit que la façon dont on lui a tout pris, terres, récoltes, liberté, finit par faire rire celle qui croit à la récompense du jugement dernier. Il faut rappeler qu'en cette époque le Batuku est interdit par la loi et par l'église.

 

     La difficulté d'être fermier

 

Le fermier, en prenant sous contrat de fermage un petit lopin de terre, payait initialement une certaine somme qui variait selon le propriétaire ; en outre, il était obligé de donner six jours de travail gratuit au « patron-morgado Â». Les conditions étaient telles que pour payer le loyer, les fermiers étaient obligés non seulement de vendre tout ce que le lopin avait produit, mais aussi d’y apporter un supplément permettant d’atteindre la somme exigée par les Morgados. Ainsi faisant, ils étaient toujours endettés vis-à-vis d’eux.

 

      Les contrebandières

 

Ribon Manel, d’un côté, était un village retranché derrière des parois franches ; de l’autre, c’était un plateau qui penchait vers la mer, mais sa chute était prévenue par une montagne aux formes bienveillantes, obstacle à toute pénétration depuis la côte : le monte Brianda.

Dans la brousse, un groupe de femmes sont occupées à ramasser des bouses de vaches, combustibles précieux. Elles cueillent aussi des noix de pourguère, furtivement. Les arbustes abondent. Parmi elles, Nhana da Bega, Kuma Borges et Bombolom, la fausse parturiente. Dans leurs paniers, elles cachent des noix sous les bouses. Maria-Celeste, la toute nouvelle mariée, guette, les femmes s’activent, sur le qui-vive. Machado est caché derrière une croix, elles ne le voient pas, mais comme il est seul, il ne peut intervenir.

Pendant ce temps, près de la croix où s’était caché le sergent Machado venu épier les femmes, Narciso, le fils cadet de Nhana da Bega, fait brûler des bouses de vaches dans un petit trou et s’apprête à griller des grains de maïs. C’est la Talina, une des occupations favorites des gamins chargés de dérouter les corbeaux. Narciso caresse les grains comme s’il comptait son plaisir. Soudain, un coup de pied magistral fait dinguer bouses et braises. L’enfant protège son visage avec son bras. Le sergent s’accroupit. Impassiblement, il secoue le chiffon, disperse le maïs et remplace les grains par des noix de pourguère qu’il sort de sa poche. Alors il s’anime. Machado saisit le poignet de Narciso comme s’il le prenait en flagrant délit :

  • Non seulement tu chapardes, mais tu casses des branches!

 

     La veille de la révolte

 

La lumière de l’aube de ce 12 novembre 1910 suggère un moment favorable à la maraude. Maria-Celeste est en train de subtiliser des noix de pourguère en compagnie d’autres femmes. Elles se hâtent, prenant soin de prélever un peu sur chaque arbre afin de n’en dégarnir aucun.

Un coup de sifflet retentit dans la brousse et les cueilleuses sont aussitôt encerclées par la cavalerie. Les femmes sont ligotées comme des animaux, sans ménagement, à l’exception de Maria-Celeste. Le sergent Machado se charge de lui lier les mains. Il jouit de l’opération, s’applique à la faire durer, débitant de mièvres propos de séduction. Il insinue que les liens et l’attachement ont un double sens, et veut la persuader qu’il rendra son cœur captif quand il aura libéré son corps. Il la contraint à monter en croupe pour exhiber sa domination aux yeux des villageois, parfaire l’humiliation. La traversée de la troupe suscite huées et réactions violentes. Harangués par Nhana da Bega, les hommes s’en prennent à deux jeunes recrues qu’ils déséquilibrent et commencent à fouetter. Machado crie l’ordre de pointer les fusils sur les otages. La population recule. Les cavaliers honteux, l’uniforme poussiéreux, courent après leur monture.

L’escouade se presse vers les éboulis de Gadjo Monti, protégeant sa retraite par des coups de fusils en l’air.

 

C’est à ce moment que Nhana da Bega ramasse instinctivement une hache sans aucun discours. Aussitôt, on voit une troupe impressionnante traverser le col à son tour. Elle marche et danse. Les hommes frappent les couteaux, lame contre lame ; les femmes brandissent des haches ; parfois elles tournent sur elles-mêmes. Leur chant prélude à une action guerrière. Nhana da Bega trépigne en tête du cortège.

Le courage ne leur a jamais manqué, mais cette femme aujourd’hui le fait déborder.

La rumeur joyeuse et brutale heurte les murs de la prison de Cruz Grande, une grande construction coloniale, belle et blanche. La porte est close. Un garde entrebâille la porte et risque un regard. Le son s’amplifie. La porte s’ouvre et livre passage aux prisonnières. Les voix ne sont plus qu’à quelques mètres. Maria-Celeste est poussée dehors. La porte claque. Une clameur lui répond.

La foule ne veut pas en rester là, elle a décidé de s’attaquer aux réserves de pourguère. Les gardes ont peur, leur nombre est très réduit et ils savent qu’ils ne feront pas long feu en cas de résistance de leur part.

Il fait nuit, la pleine lune fait briller les lames et les sourires des révoltés. Les chants de haine font fuir les sentinelles.

  • La pourguère est à nous !

La phrase est criée, répétée, et aussi :

  • C’est nous qui l’avons cueillie, elle nous revient !

Hommes et femmes se chargent de ballots. A l’aube, le convoi repasse le col, traversant des champs de maïs, des brousses à pourguère et des hameaux dispersés et descend vers Ribon Manel.

 

 

    JOUR J : 13 novembre 1910

 

Devant une masure, les cavaliers mettent pied à terre : c’est la maison de Nhana da Bega. A l’intérieur de la maison, Narciso fait semblant de dormir, mais ses yeux mis-clos fixent la porte qui soudain s’envole en éclats. Un soldat se rue, renverse un bidon vide. D’un coup de crosse à l’épaule, il force Luciano l’aveugle à se lever. Il crève l’accordéon. Il arrache Narciso à sa paillasse et le lance dehors comme une balle dans les bras du sergent Machado qui crie :

  • Où sont tes parents ? Réponds macaque si tu ne veux pas que ton frère goûte à mes douceurs avant son départ en Guinée !

  • Au travail, répond l’enfant.

  • Répète encore ton mensonge, éructe le sergent qui pousse le gamin vers la trentaine de femmes, de vieillards, d’enfants déjà ligotés.

Il va le frapper avec sa cravache quand une première conque retentit derrière une crête proche. Un son dramatique.

-Tirez ! ordonne Machado qui montre la crête.

Une salve répond à l’appel qui se tait. Mais aussitôt une autre conque gémit derrière un rocher, puis une troisième, enfin un concert d’alarmes se déclenche. Les gardes se sentent cernés, tirent de façon désordonnée. Les balles sifflent et s’épuisent. Paniqués, les soldats sautent en selle mais n’ont pas le temps de fuir. Des hommes torse nu émergent des champs, couteaux en mains, les femmes lèvent des haches et les enfants lancent des pierres. D'où la futur devise " Homi faca, Mudjer Machado, Minis tudo ta djunto pedra". Les paysans forcent les assaillants au corps à corps. Les vieux exhortent les résistants à épargner leurs adversaires : « Pas de massacre sinon ils reviendront plus nombreux ! Â»

 

 

Machado abandonne sa troupe. Il atteint déjà l’étroit défilé de Gadjo Monti. Il ralentit l’allure quand les trois femmes surgissent et lui barrent la route. Kuma Borgès saisit les brides et immobilise le cheval. Nhana da Bega frappe le fuyard avec un tabouret, Bombolom arrache son pied de l’étrier. Le petit chef tombe à la renverse, le dos aussitôt cloué au sol par deux furies qui le chevauchent. Kuma pince le nez du sous-officier, Bombolom comprime son ventre. Il est au bord de l’asphyxie. Nhana da Bega relève sa longue jupe bleue et lui pisse dans la bouche. Puis, méthodiquement, elle arrache les boutons de sa veste, énumérant un à un les sévices qu’il a fait subir à la population ; elle coupe ses bretelles. Quand la lame du couteau attaque le premier bouton de la braguette, le sergent lui jure que son fils ne partira pas en Guinée. Son visage maculé de poussière et d’urine, n’est plus qu’un masque ridicule. Au second bouton, il promet la libération du jeune marié. Au troisième, il implore grâce.

Les trois femmes ont traduit en acte l’injure suprême qu’une femme réserve à un homme qu’elle méprise : « Je te pisse dans la bouche ! Â».

Après la correction et la déroute des soldats, Nhana da Bega, montée sur le cheval capturé et guidée par ses compagnes, scrute l’horizon avec inquiétude comme si elle cherchait à déceler l’avenir dans les miroitements de l’océan lointain. Les lendemains n’auguraient rien de bon pour le village, malgré cette grande victoire qui faisait la fierté de tous les habitants.

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